CHAPITRE IX
RÉSUMÉ : … Et c’est l’Impériale victoire d’Austerlitz ! Les Autrichiens sont écrasés, la couronne des Habsbourg est abaissée, leurs territoires amputés et ils doivent payer un lourd tribut. Après Wagram, deuxième défaite, le prince de Metternich, Chancelier aulique, décide d’adopter une politique « attentiste » et fait épouser à l’Empereur l’archiduchesse Marie-Louise.
*
* *
« Patron, il est cinq heures moins huit ! »
Beau Léon ouvrit lentement les paupières. Il ne fit pas un geste et se contenta de laisser filtrer entre ses lèvres :
« On est à Lanzac ?
— Oui, Patron.
— Place de l’église ?
— Oui, Patron.
— Il fait jour ?
— Pas encore, Patron, mais ça va pas tarder. »
Beau Léon poussa du doigt la targette d’acier qui permettait au siège de se redresser. Il se retrouva assis. Il commanda :
« Mon rasoir électrique ! »
Coco ouvrit la boîte à gants, sortit le rasoir, le brancha sur la prise spéciale et le tendit à Beau Léon. Trente secondes plus tard, celui-ci était rasé. Il lança à son chauffeur-garde du corps :
« C’est maintenant à moi de jouer. Et tout seul ! Toi, tu mets ta casquette pour faire sérieux et tu restes au volant. Mais tu surveilles la maison Laustrique – tu vois, c’est celle qui est juste en face, avec le toit d’ardoise et les deux cheminées…
— Vu, Patron !
— … mais comme t’es pas là pour faire de l’architecture comparée, tu interceptes tout ce qui sort par la porte, voire, si je me fâche, par les fenêtres, et tu traites le client en douceur, mais fermement !
— En douceur mais fermement », répondit, docile, Coco-la-Station.
Beau Léon reprit :
« Bon. Passe-moi le talkie-walkie. »
Il prononça toki-ouaki, comme quelqu’un qui a des façons sitôt qu’elles sont nécessaires.
Coco se baissa, ramena sur ses genoux la minuscule mallette de cuir, l’ouvrit et en sortit l’instrument.
Il le passa précautionneusement à Beau Léon.
Beau Léon précisa sa pensée :
« Tu as la carte quadrillée ? »
Coco, sans dire un mot, abaissa le coupe-soleil de feutre. En tomba une carte soigneusement pliée. Il la montra.
« J’la connais par cœur, Patron. On est en H-neuf. Les viviers sont en D-six à G-six. Souillac est en I-trois. Le levage des vannes en E-six. Le gros de l’ennemi en D-sept. Lagrouche et Cambron, avec leurs camions, en D-un et F-un. Levagrame, Delquingue et Laroque, prêts à intervenir, en J-neuf et Grand Louis, Mon-Bel-Eugène, en J-sept, J-six et J-cinq, parés à intercepter les secouristes. C’est vous dire ! »
Un large sourire éclaira la face blanche de Beau Léon. Il aimait à donner des ordres clairs. Il aimait encore mieux qu’ils fussent bien compris. Un court croquis lui en disait moins qu’un gros chèque mais plus qu’un long rapport. Il jeta :
« Plus tard, Coco, tu pourras dire : j’y étais ! Ceci établi, tu suis les ordres au bigophone. Je les filerai en code, mais je veux que tu fasses le point à chaque coup parce que, s’il y a un os, on sera obligés d’y aller en force ! »
Cette fois, ce fut Coco qui rassura Beau Léon :
« Pas la peine de vous faire du mouron. J’vous connais, Patron. Aux échecs, vous êtes imbattable. La grille, c’est une idée de génie ! L’Père François aura l’tournis avant d’comprendre que vous êtes assis à sa place. »
Beau Léon donna à son chauffeur une claque affectueuse sur les cuisses.
« Et encore, tu sais pas tout, mon gars ! J’suis décidé à jouer la baraque. Ça va me permettre de doubler la mise. Tu parles si la Reine va marcher. »
Puis, sans doute parce que ça le chatouillait, il se pinça l’oreille.
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* *
À sept heures moins une, Bonape monta trois marches et appuya sur la sonnette de la maison Laustrique.
Il n’attendit pas longtemps. D’ailleurs, avant même de presser le bouton, il avait perçu des bruits de pas de l’autre côté de la porte. Laustrique, sans doute, s’apprêtait à sortir.
Ce ne fut toutefois pas lui qui ouvrit, mais un jeune blanc-bec au nez pointu et au long cou perché sur des épaules étroites. Celui-ci prit un air surpris devant le visiteur, ce qui était normal étant donné l’heure.
Bonape demanda poliment :
« M’sieur Laustrique, sivouplaît ! »
Le blanc-bec prit une mine constipée et parla d’une voix de contralto :
« C’est à quel sujet ? »
Bonape jugea qu’il avait affaire à un dadais. Pour le conquérir, il se fit modeste :
« C’est pour une affaire. »
Il ajouta, pour montrer qu’il ne sortait pas d’une petite basse-cour :
« Excusez-moi si je vous demande pardon, mais à qui que j’ai l’honneur ? »
Le coquelet se rengorgea :
« Je m’appelle Nicolas Clément. Mes amis m’appellent affectueusement Nick, mais pour tout le monde je suis maître Nick parce que j’ai de l’instruction. Je suis le directeur commercial de M. Laustrique. »
Bonape entra dans le jeu et se fit bonasse :
« Eh bien, maître Nick, je veux voir m’sieur Laustrique, c’est pour lui acheter des truites. »
Le dadais se fit arrogant :
« M’sieur Laustrique vend pas au détail ! »
Bonape lui assena sa réponse :
« Ça tombe bien, il m’en faut trois cent soixante tonnes sur trois mois ! »
La porte s’ouvrit toute grande, mais Bonape ne fit pas un pas en avant. Il ajouta d’un air indifférent :
« J’attends, d’une minute à l’autre, mon directeur commercial à moi, Maurice Perrigaud. Je suis Léon Bonape, le patron d’Aigle-Route et le propriétaire de la Grande Poissonnerie Centrale des Halles de Paris. Gros et détail. J’sais pas si, vous en avez entendu causer. Jusqu’à présent, j’ai fait dans le poisson de mer, mais, maintenant, j’veux me reconvertir dans l’animal de luxe. J’suis prêt à payer au prix courant. »
Il ajouta, en sortant de la poche intérieure de sa veste son carnet de chèques perdu parmi un bottin de biffetons de cinquante mille :
« Et j’paye cash, des fois que ça vous intéresserait ! »
Le héron fit une courbette et annonça, cérémonieux :
« Si monsieur veut bien me suivre. M. Laustrique va recevoir monsieur. Il termine son petit déjeuner. Monsieur prendra peut-être une tasse de jus avec monsieur ?
— Si on s’entend, c’est pas d’refus », acquiesça Bonape, un sourire au coin des lèvres.
*
* *
Les deux hommes discutaient depuis trois quarts d’heure. Bonape, calme, expliquait :
« Vous comprenez, Laustrique, j’vous joue cartes sur table, j’vais même tout vous dire : la situation est simple, faut qu’je fournisse. J’ai mon débit, quoi ! Dix tonnes par jour ! Au-dessous, je bouffe ma culotte, même si elle est en Casimir ! Les Langlois ont décidé de m’serrer le kiki. Pire ! Comme je vous l’ai expliqué, ils m’ont sabordé mon chalutier ! Depuis hier, mes camions frigos tournent à vide. Alors, c’est vos truites ou, dans trente jours fin de mois, la balle dans l’porte-chapeau. Et la famille à l’assistance ! »
Le Père François eut un geste vague, comme pour dire qu’il s’en tamponnait et que le commerce, somme toute, c’était pas les Beaux Arts.
Pour marquer le pathétique de sa situation, Bonape tapa sur la table et reprit :
« Il m’en faut trente tonnes par semaine ! Cent vingt tonnes par mois. Si vous dites oui, je paye quinze tonnes tout de suite et quinze tonnes lundi »
Le bonhomme Laustrique, la pensée perdue derrière ses yeux de porcelaine, regardait son interlocuteur d’un air matois. Il laissa tomber :
« Trente tonnes semaine, Bonape, c’est pas impossible. Surtout avec les banques que vous avez derrière vous. Mais en c’moment, avec la fraye qu’est en moins, les intempéries qui sont en trop et les charges sociales qui pèsent par-dessus, ça va tout de suite chercher dans les douze quatre-vingt-quinze le kilo, départ vivier et emballage en plus. ».
Bonape fit semblant de s’attendrir sur son propre sort :
« À douze quatre-vingt-quinze, j’peux pas m’en sortir, Laustrique. Onze, c’est le maxi ! »
Le Père François passa sa main sur son menton et resta de bronze :
« Onze, z’y pensez pas, Bonape ! Vaudrait mieux élever des limaces ! »
Au même instant, un étrange ululement sortit de la serviette de cuir noir que Bonape avait posée sur la table.
« Qu’est-ce que c’est que cette friture ? » demanda Laustrique en se retournant et en jetant un regard inquiet au beau Nick, resté debout à ses côtés.
Bonape ouvrit sa serviette, saisit son toki-ouaki, le porta à son oreille avec une sorte de ravissement et expliqua à son vis-à-vis :
« Ça, c’est rien, c’est les échecs !
— Les échecs ? Qu’est-ce que c’est ? » demanda Laustrique.
Bonape expliqua :
« Ça fait cinq ans que je joue aux échecs avec un copain gendarme. Seulement, comme il est à l’État-Major à Paris et qu’on n’a pas beaucoup le temps de causer, on joue par radio. »
Il détailla :
« C’est comme la télé, sauf qu’on se voit pas ! Vous permettez ? »
Laustrique, d’un mouvement, permit, tandis que maître Nick, plus futé, fronçait les sourcils.
Le ululement continuait. Bonape poussa sur un plot rouge et parla à son appareil :
« Numéro grand Un à section B. Stop. Référence Levagrame, Delquingue et Laroque, stop. Vous passez en cinq coups de J-Dix en H-Six, G-Six, E-Six et D-Six. Vous neutralisez les pions, vous nettoyez les cases et vous me rendez compte. »
Un grésillement se fit entendre :
« Section B à numéro Grand Un. Exécution en cours. Terminé. »
Bonape posa son appareil sur la table et dit :
« Excusez-moi, mais je lui fais le coup du faux grand Roque ! C’est Guevrékian qui l’a trouvé au Festival de Moscou, en 53. »
Il laissa passer un temps et reprit, le plus naturellement du monde :
« Onze cinquante, ça vous irait ?
— J’ai dit douze quatre-vingt-quinze », trancha, indifférent, Laustrique.
Le talkie-walkie frémit à nouveau. Bonape le porta à son oreille et dit :
« Numéro Grand Un à section A. Méthode Lagrouche et Cambron. Stop. D-Deux, F-Deux, c’est le moment de marcher avec la tour du I-Trois et avec la dame sur J-Sept. Vous protégez les fous en H-Six. »
L’appareil répondit, d’une voix éraillée :
« O. K. C’est parti. On est sur le Mat en trois coups ! »
Bonape remit le portatif dans sa serviette et sourit :
« Je joue l’apéro ! Ce conard perd tous à les coups ! Normal, non ? Un gendarme ! Et, de plus, affecté à l’État-Major ! »
Il redevint sérieux :
« Douze parce que c’est vous, Laustrique! Douze, c’est mon dernier prix. Au-dessus, j’avale mon caleçon ! Et la famille va plus à l’assistance, mais à la fourrière pour pas dire la décharge publique ! »
Laustrique, qui savait tenir le bon bout puisque Bonape était fait aux pattes par les Langlois, allait lancer une perfidie lorsque la sonnette de la porte se fit entendre à nouveau. Il s’interrompit et se tourna vers Nick.
Il lui ordonna, d’une voix sèche :
« Va voir ! »
Bonape se renversa sur sa chaise :
« Pas la peine de s’inquiéter, Laustrique. C’est Perrigaud, mon directeur commercial, qui arrive avec le contrat. Puisque vous voulez douze quatre-vingt-quinze, j’suis d’accord. On signera sur cette base-là. »
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* *
Laustrique terminait la lecture du contrat que Maurice Perrigaud avait sorti de sa propre serviette, vingt minutes plus tôt. Nicolas lisait consciencieusement, par-dessus l’épaule de son patron. Bonape et son conseiller, silencieux, énigmatiques, regardaient les deux hommes.
Le Père François tourna la dernière page, posa ses petites lunettes rondes cerclées de fer à côté de lui, et dit :
« Corrèque ! Ça paraît corrèque ! Un contrat normal, quoi ! Dans ces conditions, cent vingt tonnes par mois, c’est possible. »
Il se retourna sur le bras de son fauteuil et demanda, de l’œil, l’avis de maître Nick. Celui-ci confirma :
« Oui ! Corrèque. Surtout avec la garantie bancaire. Mais y a toujours le prix qu’est resté en blanc. Faudrait le préciser.
— Moi, j’dis douze quatre-vingt-quinze », lança Laustrique.
Bonape le regarda, et ses traits s’altérèrent. Laustrique crut comprendre qu’il avait gagné et que son client se sentait vaincu. Et, en effet, celui-ci lâcha :
« Douze quatre-vingt-quinze, j’suis d’accord. J’suis contraint ! Mais vous m’assassinez. »
Laustrique se fit amicalement complice :
« Ta-ta-ta ! Avec la fraude sur la T. V. A., vous trouverez bien le moyen de vous y retrouver ! »
Bonape hocha la tête et parut sincèrement attristé :
« Douze quatre-vingt quinze ! Autant avaler ses chaussettes ! Mais faut c’qui faut ! Alors, on… »
Il fut interrompu par un nouveau grésillement de talkie-walkie. Aussitôt, il colla l’appareil à sa joue et dit :
« Vous permettez ? C’est mon copain gendarme. »
Il haussa les épaules :
« À croire qu’il a que ça à faire ! »
La friture oui sortit de l’émetteur-récepteur fut incompréhensible à tout autre qu’à lui. Il répondit dans le micro :
« Numéro Grand Un à section B. Stop. Si le cavalier tente de passer en J-Quatre, J-Trois, I-Deux, donnez l’ordre à la section C de l’intercepter en J-Sept, J-Six, J-Cinq. Terminé. »
Puis il cligna de l’œil à l’intention de Laustrique :
« C’est le coup d’Arslanian, au Championnat de Zurich en 1956. Mon gendarme, j’crois que j’vais le b… ! Fatal, non ? »
Laustrique se foutait d’Arslanian et du Championnat de Zurich. Il revint à ses truites :
« Alors, douze quatre-vingt-quinze, c’est dit ? »
Bonape « consentit », comme un grand mât dans la tempête.
« C’est dit ! »
Il poussa un soupir à fendre un billot :
« Heureusement que j’ai les échecs pour me consoler ! »
Laustrique sauta sur l’occasion :
« Je signe et je date. Vous pourrez enlever les quinze premières tonnes en fin de matinée. »
Tandis qu’il grifouillait de son écriture d’analphabète, le talkie-walkie se signala à nouveau à l’attention de son maître :
« Gggggggghhhhhhhh !
— Ici Numéro Grand Un. Je capte », lança Bonape.
Le récepteur répondit :
« Ici section C. Manœuvre accomplie. Cavalier ennemi intercepté en J-Sept et J-Six. Stop. J-Cinq toujours en réserve. Le coup de la roue folle, Patron ! Ça a réussi comme à la foire. Ils sont allés dans le fossé de l’autre côté du pont ! »
Soudain, Laustrique parut désorienté et maître Nick soupçonneux. Ils ne connaissaient pas grand-chose au « Jeu des Rois » mais, quand même, une roue folle, un fossé, un pont, ça faisait beaucoup de pièces inattendues pour un truc qui ressemblait au jaquet.
Ensemble, ils demandèrent :
« Le coup de la roue folle ? »
Mal à son aise et furieux de l’indiscrétion de Grand Louis qui venait de tout remettre en question par une de ces maladresses auxquelles il était accoutumé, Bonape expliqua en rougissant :
« Le coup de la roue folle ! C’est une invention d’Aznavourian au meeting international de Belgrade en 1965. Un coup tordu, mais qui rate jamais… »
Devant l’air sceptique de ses adversaires, il crut devoir préciser :
« Il m’appelle « Patron », le gendarme. C’est une manie ! Faut dire, entre nous, qu’il dessoûle pas… »
Mais il sentit, au silence buté du Père François et de son dadais, qu’il fallait accélérer le processus. Il commanda à Perrigaud d’aller chercher Coco, sur la place de l’Église, et de le ramener. Le prétexte était qu’il avait oublié son stylo. Le motif réel, qu’au moment où il découvrirait ses batteries, une gâchette de plus dans la pièce ne serait pas de trop.
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* *
Bonape, à son tour, venait de parapher les douze pages du contrat. Il avait derrière lui, à sa droite, Perrigaud et, à sa gauche, Coco. Celui-ci avait la main droite dans la poche intérieure de sa veste, paré à dégainer.
Bonape fit des ronds à l’endroit où il devait apposer sa signature, comme pour entourer celle-ci d’un cérémonial exceptionnel puis, au dernier moment, se ravisa et posa son stylo sur la table :
« J’vais conclure, Laustrique, sûr ! Mais, auparavant, je souhaite que vous, vous signiez ceci. »
Et il tendit au Père François une feuille de papier tapée à la machine qu’il venait d’extraire de sa serviette.
« Qu’est-ce que c’est ? demanda Laustrique. Un additif ?
— Ce serait plutôt un petit rectificatif », indiqua Bonape, sûr de lui.
Laustrique remit ses lunettes à la Schubert, prit le papier et lut avec effarement :
PROTOCOLE D’ACCORD
Je, soussigné, Laustrique François, éleveur-truiticulteur, demeurant à Lanzac, Lot, reconnaît le présent acte devoir à M. Bonape, Léon, demeurant à Paris, rue Montorgueil, la somme de quatre millions six cent quatre-vingt mille nouveaux francs. Étant dans l’incapacité de lui rembourser ce dû, je lui ai proposé, et il a accepté, de lui livrer gratuitement sur trois mois cent vingt tonnes par mois de truites première catégorie, sur la base de douze francs quatre-vingt-quinze le kilo.
Fait à Lanzac. Lu et approuvé.
Signé : Laustrique.
Cette fois, Laustrique ne consulta pas maître Nick. Il regarda Bonape de ses petits yeux bleus, tandis que ses lèvres déjà minces se pinçaient comme celles des vieillards égoïstes.
Il dit d’une voix sans timbre, incolore et coulante :
« J’comprends la proposition. Elle est point sotte. T’es prêt à payer au prix cher à condition que ce soit moi qui débourse. Le racket, quoi, comme les ganssetaires aux Amériques ! J’suis pas opposé, mais tu permets que je donne un coup de téléphone ? »
Bonape lui porta un premier coup terrible :
« J’t’en prie, Papa. Et, des fois que tu s’rais trop ému pour te souvenir, j’te signale que Maréchal, dit le Mac’, c’est le 32-45 à Souillac. Dis-y de v’nir tout d’suite, parce que l’temps travaille contre toi. »
Laustrique accusa le choc mais, après tout, il en avait vu d’autres. Il avala sa salive et pria tous les saints du département que Bonape bluffât.
Il composa le numéro et attendit. À l’autre bout, enfin, on décrocha. Il demanda, d’une voix qui tremblait un peu :
« Ici, Laustrique. C’est toi, Maréchal ?
— Non, c’est moi. »
Ce n’était que la voix de la vieille mère du Mac’, et qui disait des choses bien déplorables sur son garnement de voyou :
« Où voulez-vous que j’sache ousqu’il est, c’grand flandrin ? L’est parti à minuit passé ! L’est toujours pas rentré, tout comme un grand flandrin qu’il est ! Probable qu’il traîne encore avec une gueuse. Mais quand il va rentrer, soûl ou pas soûl, j’vais y tirer les oreilles, à c’grand flandrin… »
Bonape n’avait pas bluffé ! Ce deuxième coup assomma Laustrique. Sans doute sa Défense tous azimuts cuvait son uranium au fond d’un fossé ! Soudain en sueur, il donna son premier signe de panique. Tout en s’essuyant le front, il hurla :
« Prévenez tout de suite Pierrot, Jojo et… »
Il n’eut pas le temps d’aller plus loin. Le tonnerre avait rempli toute la pièce et le téléphone volé en éclat. C’était Coco, toujours la main sur la hanche, qui venait de tirer.
Bonape s’était levé, très pâle lui aussi, et avait sorti son flingue.
Il commanda :
« Les mains en l’air, tous les deux ! »
Laustrique et Nick s’exécutèrent. Bonape triompha :
« Vous n’êtes que deux pauv’pommes ! Et toi, Laustrique, tu as une minute pour me signer ta reconnaissance de dette. »
Le vieux paysan se révolta :
« Jamais ! »
Bonape se fit très souriant :
« J’vais t’expliquer la situation, Papa. Un : Larchicharly est en train de se les geler, assis sur une banquise fermée à double tour. Deux : un gros accident est arrivé au Mac’. Il est tombé sur son couteau et s’est fait un gros bobo, et la pauv’ maman verra plus jamais son grand flandrin ! Trois : j’ai huit hommes à moi qui se sont emparés de tes viviers après avoir neutralisé tes ouvriers. »
Laustrique, têtu comme un homme qui ne veut pas admettre l’évidence, jeta, dur :
« C’est pas vrai ! »
Bonape montra le talkie-walkie :
« Les cases du jeu d’échecs, c’était ça. Pendant que tu causais de tes douze quatre-vingt-quinze, j’manœuvrais.
— Ah ! Misère !
— Qu’est-ce que tu veux, Papa ? Au siècle où on est, faut être électronique ou crever. Toi, l’es resté figuratif ! Peinture de pompier ! C’est pour ça que t’as perdu. Moi, j’gagne, parce que j’fais dans l’informel… »
Écrasé par la disproportion des forces mentales en présence, Laustrique se laissa tomber sur sa chaise, tandis que de grosses larmes coulaient sur ses joues soudain creuses :
« Mais qu’est-ce que tu m’veux ? Dis-le, nom de Dieu, Bonape, dis-le !
— J’veux qu’tu signes ta reconnaissance de dette.
— Et si j’signe pas, tu vas quand même pas me tuer, non ?
— Ton contremaître-chef, il s’appelle bien Lemonnoir ?
— Oui.
— Tu connais sa voix ?
— Sûr !
— Alors, écoute. »
Bonape tourna le bouton vert et actionna le talkie-walkie au maximum de sa puissance. Puis il lança dans le micro :
« Numéro Grand Un à section B en G-Six. C’est toi, Levagrame ?
— Oui, chef.
— Lemonnoir est à côté de toi ?
— Oui, chef, saucissonné comme les autres.
— Dis-lui de dire la vérité. Il y a m’sieur Laustrique qui écoute avec moi.
— Oui, chef. »
On entendit quelques froissements sonores puis arriva, claire, une nouvelle voix :
« Ici Lemonnoir ! C’est vous, m’sieur Laustrique ?
— Oui. Parle vite !
— Alors, voilà, m’sieur Laustrique. On a été envahis et on est présentement alignés contre le mur. Ils sont huit. Mais surtout, il y en a deux d’entre eux qui sont aux vannes de vidage des viviers. Ils disent que… »
Bonape coupa le contact et continua, de sa voix glaciale :
« … ils disent que si tu signes pas la reconnaissance de dette d’ici à trente secondes, je donne l’ordre d’ouvrir les vannes de tous les viviers et, cette fois, c’est pas trois cent soixante tonnes de truites qui se défileront mais plus du double. Parce que t’en caches au fisc, dans les viviers latéraux. Et tout ça, ça ira frétiller dans la Dordogne ! Belle affaire pour les pêcheurs des environs ! »
La tête de Laustrique était devenue couleur de cendres.
« Vous me feriez pas ça, m’sieur Bonape !
— T’as plus que trente secondes pour signer… Vingt-neuf, vingt-huit… ! À zéro, tu sais ce qui t’attend…
— Non, pas ça !
— Onze… dix… neuf…
— C’est un crime !
— Signe !
— Non !
— Trois… deux… un… zéro… Allô, Levagrame ? »
Laustrique poussa un cri déchirant. Il signa sa ruine et s’effondra en sanglotant sur la table.
*
* *
Dans un pesant silence, on peaufinait l’accord. Laustrique, abattu, tassé sur son fauteuil, fixait le néant avec intensité. Maître Nick et M. Maurice discutaient à voix basse des détails de chargement de la première cargaison. Coco, figé, pointait en l’air le canon de son revolver, prêt à tuer dans l’œuf toute tentative de félonie. Bonape, lui, se promenait de long en large, tenant à la main la reconnaissance de dette qui allait lui permettre d’écraser les Langlois.
Soudain, comme il passait devant la porte qui donnait dans la cuisine, celle-ci s’ouvrit et un nuage de taffetas rose pompon s’abattit sur lui, lui arracha le précieux document des mains et se précipita en courant vers l’entrée. En une fraction de seconde, ce fut, dans la pièce, les barricades de mai. Le nuage de taffetas criait en tentant d’ouvrir la porte que bloquait Coco. Le Père Laustrique criait en pleurant, Bonape criait en gesticulant comme un pantin qui manque d’air. Seuls, maître Nick et M. Maurice n’avaient pas remué le petit doigt. Ils s’étaient contentés de se taire et d’observer.
Bonape reprit ses esprits et lança à Coco, en attrapant la manche rose pompon :
« Lâche-la, elle est à moi. »
Et il tordit le bras du déshabillé pour obliger celle qui se trouvait à l’intérieur à se retourner. Le nuage poussa un hurlement de douleur et laissa tomber la feuille de papier qui décidait de tout. Coco se précipita, la ramassa. Quand il se releva, il n’en crut pas ses yeux.
Le visage plus rose que son vêtement, écumante de rage, les yeux en feu, la poitrine gonflée de haine, le ventre frémissant de rage, cambrée sur ses mules, Mary-Lou Spatenbräu, la strip-teaseuse bavaroise, défiait le ciel.
Bonape, pour la première fois de sa vie, fut pris d’une sorte de fureur érotique où se mêlaient tout à la fois la lâcheté et le sadisme, le désir et le respect, le ravissement et la destruction. Il gifla la Spatenbräu à toute volée à deux reprises, arracha les cordons qui tenaient le col du vêtement, attira d’un geste irrépressible la fraulein contre lui et lui plaqua sur la bouche un baiser à carboniser un extincteur.
Le patin se prolongea à tel point que la Spatenbräu laissa entendre quelques gémissements qui n’étaient ni de douleur ni de déplaisir.
Laustrique qui, sans que personne l’eût remarqué, avait viré du blanc d’Espagne au rouge pivoine, se leva d’un bond et hurla :
« Non ! Pas ça ! Pas devant moi. Jamais ! »
Bonape n’aimait pas qu’on se mêle de ses affaires privées. Il se retourna et jeta, féroce :
« Ta gueule, Laustrique ! T’as pas honte, à ton âge, de te farcir de telles jeunesses ?… Et sous le toit conjugal, encore ! Qu’est-ce qu’elle va dire maman Laustrique, quand elle apprendra ? »
La mâchoire de Laustrique se mit à trembler d’indignation. Il ne put que jeter, en pleurotant :
« C’est pas ma… C’est pas ma… C’est pas ma… !
— C’est pas ta poule, hein ? Ose le dire, vieux renard, que c’est pas ta poule ? »
La vulgarité complice de Bonape déboucha la gorge de Laustrique :
« C’est ma fille ! »
Bonape resta figé sur place de stupéfaction :
« C’est ta fille ?
— Oui ! »
Le Beau Léon mit un temps pour reprendre ses esprits, puis, très homme du monde, il lâcha le bras de la fille Laustrique, remit en place son nœud de cravate et s’inclina :
« Pardonnez-moi, mademoiselle Malou. Pardonnez-moi. Je vous félicite pour votre courage. C’est très bien de défendre ainsi son père. »
Mais, tandis qu’il disait ces paroles, chacun pouvait lire dans ses yeux ce qu’il pensait vraiment. C’était :
« Toi, je te veux, je t’aurai, et pas plus tard que ce soir. Ce sera ma façon à moi de me féliciter de ma victoire d’aujourd’hui. »
Maître Nick, auquel ce petit manège avait moins échappé qu’à personne, prit M. Maurice par le bras et l’entraîna dans la pièce à côté pour discuter de l’échelonnement des livraisons.
*
* *
Bonape se promenait de Long en large dans l’immense prairie où étaient creusés les viviers. Satisfait, il regardait Grand Louis, Le Croqueur, La Gambette, Le Rouquin, Mon-Bel-Eugène, Rock n’Roll, Lagrouche et La Réplique, qui aidaient les ouvriers de Laustrique à charger les bacs de truites dans les camions d’Aigle-Route.
Il supputait déjà le fabuleux renversement du marché qu’il allait imposer aux grossistes et aux détaillants, dès la nuit de dimanche à lundi, et les conséquences catastrophiques que cela allait représenter pour les débouchés Langlois, lorsqu’il vit arriver vers lui Maurice Perrigaud.
Celui-ci lui demanda :
« Je peux vous parler, Patron ?
— Oui. Qu’est-ce qu’il y a ?
— Je viens de discuter avec maître Nick. Il a une idée qui ne me paraît pas inintéressante.
— Je n’ai pas besoin de ses idées. Je les ai toutes et il a plus rien.
— Eh ! Il a encore quelque chose !
— Quoi ?
— C’est délicat à dire ! »
Bonape se radoucit :
« Pour vous, Perrigaud, rien n’est délicat à dire. Vous avez un baratin à écrouler un sourd ! »
Perrigaud sentit qu’il pouvait y aller.
« Voilà. Nick dit que le Père Laustrique est prêt à vous donner sa fille, pour peu que vous lui laissiez un franc par kilo de truites. Sur trois cent soixante tonnes, ça ne fait jamais que trois cent soixante mille francs. Autrement dit, la fille Laustrique vous coûtera guère plus que huit pour cent de la marchandise… Voilà, Patron, j’ai fait la commission. Qu’est-ce que je dois lui répondre ? »
Bonape resta silencieux.
Perrigaud ajouta :
« Nick dit qu’en plus, c’est pour vous une garantie que Laustrique remettra pas en cause le marché. À mon avis, c’est un argument raisonnable. »
Beau Léon fut pris d’une sorte de tremblement nerveux. Timide comme il l’était avec les femmes, il ne savait comment exprimer son sentiment. Il finit par demander :
« Et elle, qu’est-ce qu’elle en dit ?
— Nick dit qu’elle est prête à obéir à son père. »
Il prit un ton de confident :
« Si vous me permettez de me mêler de ce qui ne me regarde pas, Nick dit que vous plaisez beaucoup à Malou Laustrique ! »
Bonape rougit des pieds à la tête. Puis il prit sa décision à la hussarde, comme il en avait l’habitude dans les grandes circonstances.
« Vous direz à maître Nick que ça marche ! On soustraira les huit pour cent du total. Ça n’empêchera pas de faire éclater le marché…
— Bien, Patron !
— Vous ajouterez qu’en cadeau, lundi, j’offrirai un manteau de vison doublé pleine soie à Malou… Je veux qu’elle soit digne de moi. »
Il ajouta, in petto :
« J’vois pas pourquoi, maintenant, je le donnerais à Josée, le vison doublé pleine soie ! Elle commence à se râper, celle-là. L’a plus besoin d’manteau. J’préfère lui louer un petit pavillon du côté de Rueil pour ses vieux jours… Parce que m’est avis qu’ils vont commencer incessamment. »
Perrigaud fit celui qui n’avait pas entendu. Il prit le large de son petit pas boitillant.